Mots du moment : Usufruit, Nue-propriété
- Richard Smith

- 2 juin
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 juin

La distinction entre pleine propriété, usufruit et nue-propriété fait partie des fondements du droit civil français. Elle est connue à tout juriste formé dans une tradition civiliste et apparait notamment dans le droit patrimonial de la famille, dans la gestion de patrimoine, ainsi qu'en droit fiscal.
Mais lorsqu’il s’agit de traduire ces notions en anglais, notamment dans des contrats internationaux, des traductions juridiques ou des litiges impliquant des systèmes de common law, le traducteur se heurte à des difficultés conceptuelles majeures.
Il ne s’agit pas seulement de chercher l’équivalent lexical, mais bien d’opérer une transposition juridique dans un système qui repose sur des logiques profondément différentes.
1. La pleine propriété : “Full ownership”, “Absolute ownership”, ou “Fee simple absolute”
La pleine propriété, en droit français, est définie comme la réunion de l’usus (le droit d'user de la chose), du fructus (le droit de jouir de la chose) et de l’abusus (le droit de disposer de la chose). Elle donne donc à son titulaire la maîtrise totale du bien, tant sur le plan de l’usage que de la disposition.
En anglais, on traduit généralement le terme "pleine propriété" par full ownership ou absolute ownership. Ces termes sont parlants, mais leur portée peut varier selon le contexte juridique.
Dans le cadre de la common law, le terme technique pour désigner le droit de propriété le plus étendu, notamment sur un bien immobilier, est fee simple absolute. Ce droit est transmissible, perpétuel et librement cessible.
Il est cependant propre à l’immobilier et ne s’applique pas aux biens mobiliers. Pour ces derniers, les notions de ownership of ou de title to sont utilisées.
2. L’usufruit : “Usufruct”, “Life interest”, ou “Life estate”
L’usufruit est un droit réel temporaire qui permet à son titulaire de jouir (use and enjoy en anglais) d’un bien appartenant à autrui, sans en altérer la substance. L’usufruitier a donc l’usage (usus) et les fruits (fructus), mais pas la disposition du bien (abusus).
En anglais, usufruct est un terme parfois utilisé, notamment dans les pays de droit mixte (Louisiane, Québec, Écosse, Afrique du Sud) ou dans des instruments juridiques internationaux. Toutefois, dans les juridictions de common law, il est peu courant. Les avocats lui préfèrent des équivalents fonctionnels :
Life interest : utilisé principalement dans un contexte successoral, pour désigner un droit temporaire de jouissance, souvent viager.
Life estate : terme du droit immobilier, qui désigne un intérêt dans un bien immobilier qui prend fin au décès du bénéficiaire.
Ainsi, une veuve bénéficiant d’un usufruit sur la maison familiale sera désignée comme une life tenant, tandis que l’héritier réservataire sera appelé le remainderman.
L’usufruit temporaire, quant à lui, peut parfois se rapprocher d’un estate for years, selon la durée et les modalités du droit consenti.
3. La nue-propriété : “Bare ownership”, “Naked ownership”, ou “Remainder interest”?
La nue-propriété est le pendant de l’usufruit. Le nu-propriétaire détient le droit de disposer du bien, mais ne peut ni l’utiliser ni en percevoir les fruits tant que l’usufruit est en vigueur.
On traduit souvent nue-propriété par bare ownership— des calques qui peuvent fonctionner en contexte explicatif, mais qui ne sont pas toujours parlants pour un juriste de common law.
Dans les systèmes anglo-saxons, on parlera plutôt de remainder interest : un droit de propriété différé, qui s’exercera pleinement à l’extinction du life estate ou de tout autre droit temporaire. Ce droit peut être vested (acquis) ou contingent (conditionnel), selon les modalités prévues.
Ainsi, dans une succession, on dira que le remainderman deviendra full owner à la fin du life estate détenu par le life tenant.
4. Une divergence de structure : logique duale vs. logique séquentielle
La principale difficulté de traduction réside dans la divergence fondamentale de structure entre les deux systèmes :
En droit civil, la propriété peut être décomposée entre plusieurs titulaires au même moment : l’usufruitier et le nu-propriétaire coexistent, chacun avec des droits réels distincts.
En common law, les droits sont plutôt conçus de manière temporelle : une personne a la jouissance pendant une période donnée (life estate), puis une autre obtient la propriété totale (remainder). Il n’y a pas de coexistence de droits réels équivalente à celle de l’usufruit et de la nue-propriété.
Ce décalage de logique rend la traduction particulièrement délicate, car elle exige une contextualisation précise et souvent une explication complémentaire.
5. Recommandations pour les avocats et traducteurs
Dans une optique contractuelle ou notariale, il est souvent préférable de conserver les termes français (en italique ou entre guillemets), accompagnés d’une définition en anglais. Cela évite les contre-sens juridiques et permet au lecteur de comprendre le régime applicable.
Par exemple :
The surviving spouse shall retain a usufruct (i.e., a personal right to use and enjoy the property without altering its substance) over the deceased’s share of the immovable property.
Dans les documents internationaux, il est aussi fréquent de mentionner que la répartition des droits est conforme au French Civil Code, afin de signaler clairement qu’il s’agit d’un régime juridique spécifique.
Traduire l’usufruit, la nue-propriété et la pleine propriété en anglais est un exercice de transposition juridique, bien plus que de simple équivalence lexicale. Cela suppose non seulement une bonne maîtrise des deux langues, mais surtout une compréhension approfondie des systèmes de droit en présence.
La prudence, la clarté, et parfois même l’humilité sont de rigueur. Mieux vaut une périphrase bien construite qu’un mot qui sonne juste mais induit en erreur. Dans ce domaine plus que dans d’autres, le mot juste est souvent un mot expliqué plutôt que traduit.




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